“Ploërmel prépare sa monnaie « anti-crise »”, article de Stéphane Kovacs, dans Le Figaro, 30 juin 2015

Alors que l’euro vacille, une poignée de bénévoles prépare, en Bretagne, le lancement du « galais », une monnaie locale. Lancée en novembre prochain, elle irriguera 54 communes. Ses concepteurs l’imaginent comme un outil pour redynamiser le commerce local et un bouclier antimondialisation.

En trois ans, ils en ont connu, des soubresauts, dans le pays de Ploërmel ! Le placement en redressement judiciaire du volailler Doux, celui des abattoirs Gad, le plan de restructuration de l’équipementier automobile MPAP… « Et si ensemble nous faisions quelque chose ? », se sont dit une poignée de citoyens engagés « pour un développement durable local et solidaire ». Ainsi a germé l’idée d’une monnaie locale complémentaire (MLC). Une monnaie qui servirait à régler ses achats au sein d’un réseau privilégiant les circuits courts, donc l’emploi et les produits locaux. « Plus d’une trentaine de monnaies locales sont déjà en circulation dans différentes régions de France, explique Cédric André, l’un des promoteurs du projet. La nôtre sera la première monnaie vraiment rurale, créée uniquement par des citoyens qui veulent se prendre en main. » Le galais, « petit arbre » en gallo – le dialecte local -, déploiera ses premières pousses en novembre prochain, sur les 54 communes et les 70 000 habitants du pays de Ploërmel, au sud de la Bretagne. Alors, sur ces terres de légendes, à la lisière de la forêt de Brocéliande, on se prend à rêver…
« À un moment, on s’est dit : «Tes vêtements, ta nourriture, ta télé, ça vient d’où ? Peut-être que toi aussi, finalement, t’es responsable de ton chômage !» » Après sept ans dans la grande distribution, Yannick a fondé, en 2010, avec quelques copains, l’épicerie Champ commun, dans le village d’Augan. L’idée était de « faire confiance à celles et ceux qui produisent, fabriquent, créent à côté de nous ». Et cela a fonctionné : « On a donné accès aux produits bio en milieu rural, aux classes défavorisées, se félicite Julien, l’un des cinq cogérants. Autant travailler avec nos petits producteurs, plutôt qu’ils envoient leurs produits à Rungis et que ça nous revienne deux jours plus tard ! » L’épicerie a bien sûr été parmi les premiers commerçants contactés. « Cela fait un an qu’on travaille sur ce projet de MLC, raconte Alain Rault, l’un des douze membres de « l’équipe d’animation du galais ». Sur les quelque 140 prestataires – producteurs, commerçants, artisans – déjà rencontrés, plus d’une centaine sont partants ! Au départ, on a ciblé les réseaux alternatifs, bio, etc., mais les autres ont été encore plus intéressés : nous avons été surpris de constater qu’il y avait une véritable attente chez les petits commerçants ! »
Car dans cette région éprouvée, entre Rennes et Vannes, « beaucoup sont dans la peine : nous avons ici parmi les plus bas revenus de Bretagne … , constate Étienne Fallon, boulanger bio à Saint-Guyomard. Qu’est-ce qu’ils font les élus, à part nous installer des supermarchés ? Comment je fais, moi, pour vendre ma baguette à 1,20 euro, alors que, chez Lidl, les machines en crachent à la chaîne, à 45 centimes ? Pourtant mon pain a une tout autre saveur, et il se conserve beaucoup plus longtemps ! À cause des politiques, des petits commerces ont fermé, et maintenant ce sont des bourgs qui se meurent… » À Saint-Malo-de-Beignon, « il ne me reste qu’un café et un restaurant, détaille la maire, Marie-Hélène Herry, conseillère départementale du Morbihan et marraine du galais. Beaucoup sont partis chercher du travail ailleurs. Ce serait bien de donner envie à d’autres commerces de s’installer chez nous : nos aînés auraient vraiment besoin d’un dépôt de pain… ».
L’impression des premiers coupons sécurisés – le terme « billet » est réservé à la Banque de France – est prévue d’ici à l’automne. En novembre, 60 000 galais seront mis en circulation, disponibles dans des comptoirs d’échanges agréés – un dans chaque village, si possible, en privilégiant les boutiques les moins fréquentées, pour tenter de les faire connaître – et utilisables chez les commerçants et artisans partenaires. « On n’est pas sectaires, obsédés par le bio-bobo-écolo, mais on tient à notre charte des valeurs sociales et éthiques, insiste Cédric André, un fonctionnaire territorial de 36 ans. En clair, on veut savoir où va l’argent. Si les prestataires ne parviennent pas à mettre en oeuvre cette éthique du jour au lendemain, l’important est qu’ils s’efforcent d’améliorer leurs pratiques. »

« Redonner du lien et du sens »
Un galais sera égal à un euro. Que deviendront les euros échangés, ainsi que les cotisations – libres pour les particuliers, jusqu’à 100 euros pour les entreprises de plus de dix salariés ? Ils seront déposés comme fonds de garantie à la coopérative financière NEF, qui les investira dans des projets locaux. L’objectif étant de retenir l’argent dans la région, les particuliers ne pourront pas reconvertir leurs galais en euros. Les prestataires, eux, pourront bien évidemment le faire, mais en s’acquittant d’une commission de 3 % (la formule adoptée pour 2015-2016 est un don libre sans minimum et non plus un pourcentage ndlr). Laquelle aura également une utilité : « Cela permettra d’aider soit des associations, soit des familles en difficulté, qui recevront ainsi quelques dizaines de galais à dépenser chez ces petits commerçants dont ils n’osaient peut-être pas pousser la porte, indique Cédric André. Personne n’y perdra : les prestataires, dont les adhérents auront la liste, gagneront en visibilité. Ils seront poussés à se rencontrer, afin d’adopter des stratégies communes pour une relocalisation des échanges et de la production. Tout le monde pourra trouver sa place sous ce petit arbre ! »
L’idée, résume l’équipe, est de « redonner du lien et du sens à la monnaie ». « Notre but est de faire réfléchir sur la façon dont l’argent est dépensé, précisent ces bénévoles, de tous âges et de tous bords politiques. Plus notre pouvoir d’achat se réduit, plus nous consommons en grande surface, et… plus notre pouvoir d’achat se réduit. En plus de consommer n’importe quoi ! Car acheter en grande surface détruit nos emplois. Nos billets, nous pouvons choisir de les utiliser pour quelque chose qui va créer ou détruire de l’emploi, valoriser le territoire… ou pas. » Des « temps d’éducation populaire » sont aussi prévus pour expliquer le système aux citoyens.

5 000 monnaies complémentaires dans le monde
Au marché de Ploërmel, charmante commune de 10 000 habitants pavoisée çà et là de superbes massifs d’hortensias bleus, beaucoup se disent prêts à devenir des « consom’acteurs ». Enseignant à Vannes, Loïs, 30 ans, se réjouit de « pouvoir faire quelque chose pour soutenir (s)on pays face à la crise ». « Quand on voit que le voisin part au chômage, on a peur pour son propre emploi !, s’inquiète-t-il. Et ça déprime tout le territoire… » Raphaëlle, boulangère bio, est très motivée : « On nous parle toujours de l’Europe, mais que font-ils pour nous, tous ces politiques ?, s’enflamme-t-elle. Le changement doit venir de nous ; il fera tache d’huile. Consommer local, ça ne veut pas dire s’enfermer, c’est aussi créer une dynamique pour donner aux autres l’envie de venir voir ce qui se passe ici. » Lina, réflexologue, envisage elle aussi d’accepter les galais : « Ça a plus de sens d’aider son voisin, lâche-t-elle, plutôt que les grandes surfaces, qui fonctionnent à nos dépens. » D’autres sont plutôt réticents : « On a déjà les tickets-restaurants et les chèques-vacances !, bougonne Alain Vinouze, restaurateur à Malestroit. Si vous saviez la complexité de la chose, et le pourcentage qu’on nous prend dessus ! »
Cinq ans après la création de l’abeille, première monnaie locale lancée en France, à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne), plus d’une trentaine de monnaies sont en circulation, et presque autant en projet, détaille un rapport remis en avril à l’ancienne secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire, Carole Delga. Toutes sont placées sous la supervision de la Banque de France. « Le développement que connaît la France actuellement s’inscrit dans un mouvement planétaire de grande ampleur, puisqu’on estime à environ 5 000 le nombre de monnaies complémentaires dans le monde, précise Jean-Philippe Magnen, vice-président EELV de la région des Pays de la Loire, auteur de ce texte intitulé « D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité ». La crise financière des subprimes puis celle des dettes souveraines de 2008 ont contribué à l’accélération du développement de ces innovations monétaires. » En Allemagne, le Chiemgauer, mis en place en 2003 en Bavière, annonce 520 000 unités en circulation. « Il est utilisé par plus de 3 600 personnes et accepté par plus de 600 entreprises et commerces, précise le rapport, pour un montant de transactions de plus de 7 millions d’euros en 2013, soit plus de 10 fois la masse monétaire… » En France, c’est l’eusko, au Pays basque, qui est aujourd’hui la plus développée, avec 2 700 utilisateurs et l’équivalent de 370 000 euros en circulation. Un projet de carte de paiement est même à l’étude.
À Ploërmel, on en est encore au choix de l’illustration des futurs coupons. À rebours des euros, qui montrent « des ponts qui donnent sur le néant, nous, on veut des symboles représentatifs de notre région », affirme l’équipe. Les silhouettes de Merlin, de la fée Morgane ou du roi Arthur pourraient bien faire une apparition sous les branchages du galais… Suffiront-ils à relancer l’économie locale, comme par magie ? « Pour nos voisins du Galléco, circulant en Ille-et-Vilaine, l’expérience est positive !, veut croire Cédric André. Bien sûr, le galais ne va pas résoudre toutes nos difficultés du jour au lendemain. Ce n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de problèmes. » Dans son fantastique parc de Lizio, peuplé de « machines à rêver », de funambules et de « sculptures musicales », le poète ferrailleur Robert Coudray acquiesce : « Oui, tout cela paraît utopique, admet-il. Mais l’utopie n’est pas facultative : notre survie en dépend. »

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