Pourquoi et pour qui Facebook lance sa propre crypto-monnaie ?

Le lancement de Libra ≋  la crypto-monnaie de Facebook n’est pas anodin. L’une des plus grandes puissances financières privées au monde se lance dans l’uberisation de la monnaie, donc des services bancaires qui l’accompagnent et par incidence des droits régaliens qui protègent les citoyens.

A y regarder de prêt ce n’est pas tant Facebook qu’un consortium encore plus puissant qui réunit entre autres Uber, Visa, Horowitz et 28 autres primo-fondateurs prêts à mettre au moins 10 millions de dollars chacun pour avoir voix au chapitre. D’ici son lancement au premier semestre 2020 Zuckerberg espère atteindre les 100 fondateurs, soit le milliard de dollars porté par tous ces bienfaiteurs réunis au sein d’une association sans but lucratif (pour ses membres) dont la gouvernance se veut collégiale 1 groupe = 1 voix ! Nous tâcherons de comprendre où est donc le réel objectif de ce consortium digne de l’Economie Sociale et Solidaire.

Andreessen Horowitz est un puissant fond d’investissement de la Silicon Valley qui a notamment soutenu dès l’origine LinkedIn, Twitter et investit des centaines de millions de dollars dans des dizaines d’autres start-up. Uber est assez connu en France pour ne pas y revenir en détail ; son nom est en soit un programme… Reste à s’attarder un moment sur le très connu VISA qui ne se cache pas depuis plus de dix ans de vouloir supprimer la monnaie papier des états au profit du numérique, plus simple, plus traçable.

Ainsi, la technologie des crypto-monnaies étant mûre, ces acteurs de poids s’alliant au détenteur de 2 milliards d’usagers vont littéralement uberiser le système bancaire, en particulier pour les populations des pays émergents et davantage encore à destination des plus nécessiteux.

Ils proposeront notamment un service de micro-transfert d’argent en mode c to c ou de personne a personne à destination de tous, en réduisant les frais le plus possible. C’est un peu ce que permet si gracieusement PayPal racheté par Ebay au début des années 2010, Ebay qui fait également parti des co-fondateurs de Libra ≋. Le secret du succès de Paypal, qui depuis près de 10 ans est devenu l’archétype de la plupart des plateformes proposant généreusement un porte monnaie électronique pour faciliter vos achats et transferts, repose sur la manne que représente la somme globale du fond ainsi généré bénévolement et sans effort par ses utilisateurs. Ce fond leur permettant de peser financièrement et d’investir massivement avec vos centimes… et souvent bien davantage.

Les co-fondateurs de Libra

En effet, Facebook touche essentiellement un public populaire qui verra d’un bon œil des facilités que leur refusent aujourd’hui les banques. Comme la carte bancaire n’est jamais arrivée massivement jusque dans la plupart des pays d’Afrique, passés directement du papier au paiement par SMS et smartphone, une tranche massive de la population mondiale encore sans banque passera directement à ces outils de paiements “grâce” à Facebook.

Avec Libra ≋, les frais seront infimes, mais les transactions ainsi libérées de taxes seront sûrement nombreuses. Celles-ci étant réalisées dans une sphère privée, isolée du système des monnaies ayant court, elles généreront un profit qui ne coûtera au consortium que la gestion de la block-chain – portée par des serveurs distribués entre les acteurs qui les détiennent déjà, un espace de 100Mbps est ainsi évoqué parmi les conditions d’entrée-, ces coûts seront autofinancés par les frais minimes de transactions, le reste étant tout automatisé et maintenu par les talentueux développeurs de Calibra, filiale de Facebook. On supprime au passage les intermédiaires humains, rendus obsolètes par les automates développés par Calibra (ne parlons pas -encore- d’Intelligence Artificielle).

Mais que va-t-on acheter avec Libra ≋, ce nom qui sonne “libre” comme les logiciels et évoque aussi la liberté d’échanger… et la balance, symbole de justice, rien que ça ? La plupart des services en ligne des acteurs de ce consortium, en premier lieu, qui proposent ainsi un énorme espace d’échange de biens et de services… L’équivalent de notre réseau de prestataires de Monnaies Locales, suffisamment varié en tout cas pour satisfaire une clientèle pour le coup déjà captive. Ainsi vous pourrez acheter sur E-bay en Libra ≋ un matériel quelconque, payer votre musique sur Spotify, vous acquitter de votre forfait téléphonique chez Vodaphone, sans oublier tous les achats de produits virtuels et autres divertissements.

Ce sera aussi un outil de paiement ouvert, le code utilisé étant open source, il permettra à toute sortes d’applications de l’utiliser comme moyen de paiement. Ainsi nos monnaies locales, si elles ne s’embarrassaient pas tant d’éthique, pourraient l’utiliser ! Pour autant les fondements de la block-chain restent eux d’intérêt strictement confidentiel… Preuve s’il en est de l’intention d’ouverture du consortium. “Libre”, mais pas entièrement.

En cela Libra ≋ est une monnaie destinée avant tout aux usages dématérialisés, elle porte en son code source, son fonctionnement, les germes qui permettront de renforcer la puissance hégémonique de ses détenteurs. Par incidence, elle renforcera leur main mise sur le web et sur les usagers, appauvrissant encore les plus fragiles d’entre nous en créant les conditions pour maintenir les utilisateurs captifs dans la sphère du contentement virtuel, des jeux et autres ersatz de plaisirs dématérialisés.

On imagine aisément que les transactions réalisées en Libra ≋ offriront, au moins au début, un net avantage aux consommateurs en termes de pouvoir d’achat ou de goodies virtuels supplémentaires… Ce qui dans tous les cas ne leur coûtera pas grand chose.

Se pose maintenant la question de l’obtention de cette monnaie qui, outre la conversion à partir d’une devise nationale, sera sûrement “offerte” en échange de publicités, d’enquêtes et autres ouvertures de ses données personnelles. Toucherez-vous plus de Libra ≋ si votre compte Facebook est plus ouvert que celui de votre farouche voisin désireux de garder une gestion réfléchie de sa vie privée ?

Libra ≋ sera-t-elle ainsi un nouveau cheval de Troie de nos libertés individuelles ? La question est rhétorique car la donnée personnelle est ce qui rapporte et rapportera le plus d’argent dans les années qui viennent. Les neurosciences ont permis d’établir ce qui est nécessaire pour influencer les personnes et les masses. Emporter une élection, vendre un produit, séduire un compagnon, recruter le meilleur profil ou obtenir l’adhésion à une cause nécessite de bien connaître les individus que l’on souhaite atteindre. Recueillir ces données pour mieux apporter l’information qui convient à celui qui saura l’utiliser est en fait l’objectif premier de Facebook, de LinkedIn et des géants du web, car tout le monde ne rêve-t-il pas d’avoir ce qu’il désire… Il ne nous manque plus que le génie qui saura nous contenter. Les acteurs du Web sont en train patiemment mais sûrement de nous concocter cette chimère dont les intentions mercantiles ne lui confèrent pas les traits que nous pourrions espérer d’une telle puissance- ici au sens d’Ellul notamment dans son livre sur la monnaie.

La posture adoptée vis à vis des devises nationales est d’emblée celle d’un partenaire au moins égal voire supérieur aux nations, puisque le consortium pose ses conditions et indique sobrement que la charte d’utilisation est pensée afin de garantir la stabilité des devises locales. D’ailleurs le fond de garanti de la devise numérique sera basé notamment sur un panier de devises parmi les plus stables (euro, dollar, franc suisse…). Son cours sera sans doute basé sur une moyenne de ce panier de devises permettant d’avoir une monnaie forte dont les centimes numériques conviendront tout de même aux populations les plus pauvres en faisant rapidement, tout porte à le croire, une des valeurs les plus courues de la planète.

Vous l’aurez compris Libra ≋ est transnational, ultra-libéral et surtout au-dessus des lois. Toutefois les acteurs sont essentiellement américains et européens. C’est donc aussi une posture en résistance aux grands absents parmi lesquels figurent certes les géants Chinois BATX : Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi… Mais aussi une posture offensive à destination de leur correspondants américains : Google (Baidu), Amazon (Alibaba), Apple (Xiaomi). Tencent étant l’équivalent de Facebook.

Ce qui est certain c’est que cette démarche permettra assurément à Facebook, dans une société où l’obésité est une valeur sûre, de remettre son poids de 547 Milliards de capitalisation boursière en janvier 2018 au niveau des 773 Mrds pour Alphabet (Google), 601 Mrds pour Amazone et 887 Mrds pour Apple. C’est donc un saut de carpe qu’effectue l’agile Zuckerberg en fédérant autour de cet outil de paiement des acteurs sous-dimensionnés pour être dans la cour des grands et ainsi créer une généreuse association d’entraide mutuelle sans objectif, en soi, de profits.

Nos collectifs de Monnaies Locales Complémentaires et Citoyennes prennent ici tout leur sens, car elles seront sans doutes des composantes majeures dans l’alternative à ces géants qui fixent leurs propres règles. S’emparer du numérique est donc un enjeux à ne pas négliger… Mais c’est encore un vaste chantier où peu d’ouvriers sont à l’oeuvre.

Enfin d’aucuns auront peut-être, à la lecture de cet article, eu l’évocation de certains passages des Écritures évoquant un moyen d’échange rendu incontournable de part le monde, duquel nous serions marqués sous peine de ne pouvoir plus échanger… Libra ≋ composé de ses 3 vagues pourrait fortuitement évoquer le 666 de l’Apocalypse mais ce ne sont là qu’analogies lointaines et que certains considéreront farfelues… Toutefois elles ont le mérite d’interpeller le sens profond de l’usage que nous avons de la monnaie : outil d’asservissement de notre humanité ou balance d’échange, libre de toute intention mercantile, moyen de réelle équité ?
En somme, il ne reste plus qu’à peaufiner l’ADN de cette monnaie libre et citoyenne…

Principale source pour cet article : Lancement de Libra ≋  la crypto-monnaie de Facebook